«Quand je vois Le Voleur de bicyclette, je me dresse sur mes pieds et je retire mon chapeau, parce qu'on ne peut pas aller plus loin. Mais le réalisateur qui m'est le plus proche et qui m'intéresse le plus dans la continuité de son oeuvre, c'est Pietro Germi.»
Billy Wilder
Ce livre a été publié à l'occasion des 12e Rencontres du Cinéma Italien d'Annecy qui ont rendu un hommage à Pietro Germi
Dans le panorama du cinéma italien de ces cinquante dernières années, il est des metteurs en scène qui n'occupent pas - surtout vus de France - la place qui leur revient. Pietro Germi fait partie de ceux-là, occulté qu'il est aussi bien par les pères du néoréalisme que par les maîtres de la comédie. Le cinéaste est mort en décembre 1974, il y a donc un peu plus de vingt ans. Sa carrière, commencée en 1946, s'étale sur près de trois décennies: elle se déroule en synchronisme avec l'époque du néoréalisme puis se développe dans les années cinquante avant de s'épanouir dans ces temps exceptionnels pour la cinématographie italienne que sont les années soixante.
A observer la filmographie de Germi, on est immédiatement frappé par une sorte de rupture qui partage sa carrière en deux parties: de 1946 à 1958, il tourne des films où dominent la critique sociale et la volonté de porter un témoignage sur la situation de l'Italie dans les années d'après-guerre. Dans ces années, Germi s'inscrit dans le courant réaliste qui caractérise une large fraction de la production transalpine. Après un film charnière comme Meurtre à l'italienne où il adapte avec un certain bonheur le ton inimitable de Carlo Emilio Gadda, il découvre les ressources de la comédie et devient, au début des années soixante, un des spécialistes du genre avec des films comme Divorce à l'italienne, Séduite et abandonnée, Ces messieurs dames et Beaucoup trop pour un seul homme. Ces réalisations lui valent une reconnaissance internationale qu'il n'avait pas obtenue jusque là: en 1962 Divorce à l'italienne obtient à Hollywood l'Oscar pour le meilleur scénario tandis que Ces messieurs dames remporté la Palme d'or au festival de Cannes en 1966.
Avec le recul, l'oeuvre de Germi, au-delà de sa diversité apparente, est plus unitaire et homogène qu'il ne semble à première vue. Germi s'est voulu présent à son temps, présent à la possibilité de se connaître et de se juger comme il l'écrivait déjà en 1949. Qu'il décrive la délinquence juvénile en montrant qu'elle n'est pas seulement le fait des marginaux ou des prolétaires (Jeunesse perdue), qu'il se penche - l'un des premiers - sur la plaie civile que constitue la mafia (Au nom de la loi), qu'il évoque le drame de l'émigration pour les classes les plus défavorisées (Le chemin de l'espérance), qu'il analyse la criminalité urbaine (Traqué dans la ville), il participe d'emblée à une démarche de constat qui réussit à éviter le ton didactique et le situe au coeur d'une dramaturgie qui a retenu les leçons d'efficacité du cinéma américain. Conscient dans les années cinquante des limites d'un cinéma constamment tourné vers le collectif, il évoque dans des drames intimistes les désarrois individuels de personnages en crise (qui, soit dit en passant, ne sont ni des intellectuels ni des bourgeois): ce n'est pas par hasard qu'il interprète lui-même les rôles du cheminot dans Il ferroviere et de l'ouvrier dans L'uomo di paglia, donnant à ces personnages une dimension d'autobiographie réfractée.
Ayant glissé vers la comédie - suivant en cela les conseils de Mario Monicelli à qui il confie plus tard le soin de réaliser Mes chers amis que la maladie l'empêche de conduire à terme -, Germi se lance dans l'aventure de Divorce à l'italienne, inaugurant cette appellation de «à l'italienne» qui finira par envahir un genre définitivement célèbre sous cet épithète quelque peu péjoratif. La comédie de moeurs prend sous sa férule une sorte de noirceur du trait et d'agressivité dans la satire: Germi stigmatise des comportements aberrants, il cerne les refoulements et les hypocrisies de la morale méridionale dans une Sicile dominée par la répression sexuelle, il met à nu les ignominies morales d'une Vénétie bigote pourtant fière d'une modernité septentrionale. Rien n'échappe à sa volonté de suivre les moeurs d'un pays que le progrès économique ne transforme qu'en apparence, laissant intact le mépris de l'autre et l'exaltation égoïste du moi.
Pietro Germi. Le cinéma frontalier de Orio Caldiron, se propose de mettre en perspective un homme et une oeuvre en réunissant une série d'éclairages aptes à cerner une personnalité complexe: ainsi, outre une brillante introduction critique, le lecteur trouvera une anthologie de textes du cinéaste - notamment quelques perles rares réunies sous le titre «carnet secret» - et une série de témoignages des «chers amis», de Monicelli à Zavattini en passant par Damiani, Soldati, De Concini... Une chronologie et une filmographie concluent évidemment le tout.
Germi est un cinéaste robuste, un homme sans fioritures ni maniérismes, un maître dont la démarche est à méditer dans une cinématographie italienne à la recherche de repères. Fidèle en amitié - on peut en juger à son attachement à un comédien comme Saro Urzi -, Germi se définissait lui-même comme un cinéaste «à l'ancienne»: à l'ancienne peut-être mais en tout cas pas d'une modernité de pacotille. Germi est hors des modes: son cinéma a les vertus roboratives d'un classicisme sans raideurs. Dans le drame comme dans la comédie, Germi détient le secret du cinéma qui sait aller à l'essentiel.
Jean A. Gili
Orio Caldiron est professeur d'Histoire et critique de cinéma à l'Université de Rome «La Sapienza». Journaliste et critique, il a publié de nombreux ouvrages sur les aspects du cinéma contemporain, en particulier italien. Il est également auteur de programmes télévisés consacrés au cinéma des années trente, au western-spaghetti et à la comédie italienne.